La maison de Julos à vendre, notre mémoire en exil – carte blanche, par Jean-François Mitsch — 9 novembre 2025
J’ai grandi dans un village qui avait une âme.
J’ai eu la chance de grandir à Tourinnes, ce petit village aux fenêtres ouvertes sur le monde.
J’y ai rencontré des gens magnifiques : Julos, mais aussi Claude, Miky, Antoine, Juliette, Carine, Monique, Nany et tant d’autres visages qui faisaient battre le cœur de notre village.
J’ai eu la chance de travailler avec Julos, d’être parfois son régisseur, son cuisinier, son chauffeur, son producteur, son compagnon de route de temps en temps.
Si j’ai pu me construire, c’est grâce à ce village qui m’a appris à aimer les gens, à écouter les mots, à comprendre que la poésie pouvait être signifiante dans la vie.
Tourinnes était un voyage permanent.
On n’avait pas besoin d’aller loin : le monde venait à nous, par la musique, les expositions, les discussions du soir, la beauté des gestes simples. J’ai connu toutes les maisons du village ouvertes…
Aujourd’hui, je suis triste. Profondément triste.
Cette maison, ce lieu de mémoire, ce cœur battant de la poésie wallonne, devient une marchandise.
Un bien immobilier comme un autre, soumis à la spéculation, vidé de sa lumière.

La maison de Julos est à vendre.
Pourquoi s’indigner de la vente de la maison de Julos ? Parce qu’en Wallonie, ce qu’il nous manque aujourd’hui, c’est une identité partagée, vivante, inspirante.
Je ne demande pas que tout le monde aime le travail de Julos — un travail d’ailleurs largement méconnu — mais je crois profondément qu’il faut, plus que jamais, remettre nos auteurs, nos artistes, nos poètes, nos chanteurs, nos musiciens, nos créateurs dans tous les arts, au premier plan de notre imaginaire collectif.
Ce sont eux qui ouvrent le champ des possibles.
« Mon métier, c’est de vous dire que tout est possible. »
Et c’est exactement cela : créer un lien entre le passé et le présent, entre le présent et le possible.
Cela passe par le fait de reconnaître, d’accepter, de transmettre et de fixer notre patrimoine.
Car oui, certains lieux portent en eux la mémoire.
Et quand ils disparaissent, c’est une part de nous-mêmes qui s’efface.
Je suis triste parce qu’ici, tant de mots ont germé.
Tant de chansons sont nées pour accompagner nos quotidiens, nos mariages, nos deuils, nos espoirs.
Tant de mots d’amour, de pardon, d’humour tendre ont jailli de ces murs.
Et aujourd’hui, nous les laissons partir.
Nous coupons le cordon.
Nous vendons la maison d’un homme qui nous a appris à habiter le monde.
Où sont nos racines ? Où sont nos valeurs ?
Je n’entends plus le travail de Julos dans les médias.
Je ne vois plus ses mots dans les écoles.
Et maintenant, voici que sa maison s’efface du paysage, comme un livre qu’on referme sans même lire la dernière page.
C’est une amputation de notre mémoire collective.
L’une des questions que Julos se posait : « Pourquoi, nous, les artistes wallons, sommes-nous si peu visibles dans nos médias, nos centres culturels, nos radios, nos journaux ? »
Pourquoi, au journal parlé, parle-t-on davantage d’artistes américains, de fictions américaines, que du travail de nos propres auteurs, poètes, musiciens, artistes ?
Cette question dénonçait ce que d’autres pays avaient assumé : l’exception culturelle.
Défendue par François Mitterrand en France dans les années 80, puis par le Québec et ensuite en Flandre, pour préserver une identité culturelle forte face à la domination américaine (imposée dans le plan Marshall des années 40).
Julos avait traduit cette question dans le « Front de libération de l’oreille »… Dans les années 70.
Nous sommes cinquante ans plus tard et les artistes américains sont toujours plus visibles chez nous que nos auteurs !
(Il n’est pas évident de prouver que nous appliquons des quotas fixés par les USA depuis 80 ans, mais dans les chiffres, c’est évident.)
Julos, lui, a mené ce combat dans la solitude et la poésie, cherchant simplement à exister en tant qu’artiste, en tant que veilleur. Mais à quel prix ?
Aujourd’hui encore, nous subissons ces mêmes règles :
moins de 10 % de notre contenu culturel diffusé en Wallonie provient de nos artistes, tandis que la grande majorité nous est imposée par les États-Unis.
Pourtant, depuis 50 ans, la Wallonie se cherche une identité.
Ne pensez-vous pas qu’il y a un lien ?
Mettons nos artistes en avant, déclarons l’exception culturelle en Wallonie !
Alors oui, préserver la maison de Julos, c’est bien plus qu’une question de murs ou de souvenirs.
C’est défendre un lieu où son œuvre, son souffle poétique pourraient perdurer et où la Wallonie pourrait enfin se reconnaître et s’assumer.
Vendre cette maison, c’est comme si la maison de Serge Gainsbourg était transformée en appartements.
Comme si Félix Leclerc quittait l’île d’Orléans.
C’est comme si l’on rasait la maison de Neruda au Chili.
C’est comme si, au nom du “marché”, on effaçait ce qui nous relie encore aux racines, au patrimoine commun.
En inaugurant la vente, on enterre mille chansons.
Et avec elles, l’espoir fou que l’art, les mots et la musique puissent encore guérir nos âmes.
Et pourquoi pas faire de ce lieu un lieu international de la chanson, de la poésie ?
(Non pas un centre touristique, comme certains l’avaient imaginé sans imagination, juste un lieu pour partager les mots et d’autres belles histoires : une résidence et un centre de la littérature.)
Une étrange coïncidence
Il est d’autant plus cruel d’apprendre cette nouvelle à l’aube des Fêtes de la Saint-Martin,
cette grande célébration de notre lien social, initiée par Miky dont il était si proche,
cette fête qui incarne tout ce que nous sommes : la chaleur humaine, la création partagée, la fraternité des villages.
Aujourd’hui, cette fête s’ouvre sur une trahison.
Un échec collectif.
Une blessure dans l’esprit même qui nous unissait.
Je suis triste, oui. Je suis fâché, épuisé.
Mais je voulais le dire, parce que le silence serait encore plus douloureux que la colère.
Julos m’a appris qu’« il faut cultiver la tendresse ».
Alors peut-être faut-il espérer que quelqu’un, quelque part, entende ce cri.
Jean-François MiTSCH, ancien collaborateur de Julos Beaucarne — producteur, secrétaire et compagnon de route entre 1987 et 2012.
